L'interview de BIGOT Robert

BIGOT Robert

Bonjour Robert Bigot,
On le remarque dans chacun de vos romans historiques, vous êtes résolument un auteur engagé et militant. Vous prenez clairement parti comme vous l’avez déclaré dans L’Atelier du livre de Melun (CRDP de l’Académie de Créteil, janvier 2005) : « Toutes mes sources sont croisées parce qu’on n’a pas le droit de choisir la version qui fait plaisir. Une barricade n’a que deux côtés : il faut choisir son camp et je l’ai toujours fait... ». Regrettez-vous que les autres auteurs de romans historiques jeunesse ne prennent pas souvent position comme vous ?

Il existe — toujours — des auteur(e)s qui consacrent leurs romans jeunesse à des thèmes historiques, mais je ne les lis plus qu’occasionnellement, parce que mes déceptions ont été nombreuses (sans doute suis-je trop exigeant). Parmi ces historiauteurs, je distingue :
- ceux qui visent un épisode historique qui, vu de loin, respire un bon parfum d’épopée où il fera bon planter son intrigue (exemple : le siège de La Rochelle (1627/28), exploité par Gérard Hubert-Richou). Ces auteurs-là, de toute évidence, font leur marché dans l’Histoire non pour la servir mais pour l’exploiter en tant que support, sans jamais avoir le réflexe d’en dégager l’enseignement, de provoquer l’intérêt du lecteur pour le thème “décoratif” qu’ils ont choisi ;
- ceux qui placent leur récit dans une période historique qui les intéresse par la belle image qu’ils s’en font, en oubliant l’Histoire qui s’y déroulait durant le temps du roman (exemple : Les éperons de la liberté, de Pam Munoz Ryan, qui raconte la vie d’une jeune Charlotte, aux États-Unis, entre 1860 et 1870, sans jamais dire un mot de la guerre de Sécession... une prouesse, d’un certain point de vue !)
D’autres façons d’utiliser l’Histoire comme support narratif se rencontrent, que je n’ai pas envie de détailler parce que mon choix propre est résolument ailleurs. Vous l’avez compris, mon objectif a toujours été de montrer au lecteur qu’on ne vient pas au monde par la magie d’une génération spontanée ; nos aînés ont, pour la majorité d’entre eux, souffert ; il faut le dire, souffrir avec leurs existences, rendre palpable leur triste réalité, et tenter, de toutes ses forces, de vivre par empathie à leur côté, à l’opposé de ceux qui ricanent ou rigolent sur leur mémoire (les inventeurs des péjoratifs péquenot, bouseux, cul-terreux, croquant et autre pedzouille, ou prolo, salopard en casquette et col bleu...)


Pour le roman Les Jardins d’mon père, pourquoi avez-choisi de l’écrire avec ce style théâtral ?
Les Jardins d’mon père a une histoire, brièvement rappelée dans le préambule de l’édition Actes Sud : c’est un maillon de cette Saga du 20ème siècle découpé en tranches, qu’écrivirent vingt tâcherons de La Charte des auteurs jeunesse, entre 1987 et 1990 : une aventure littéraire unique et exaltante, lancée par Christian Grenier.
Le style narratif des Les Jardins d’mon père est en effet inhabituel : c’est une “imitation-hommage” de celui d’un roman de Roger Martin du Gard : Jean Barois. J’avais été littéralement ravi, porté, par l’atmosphère particulièrement intimiste et réaliste que sa manière théâtrale d’écrire offrait au lecteur. Roger Martin du Gard, à chaque chapitre, plante d’abord sobrement un décor, puis fait intervenir ses personnages par des dialogues selon le procédé classique des dramaturges ; il entrecoupe ceux-ci de descriptions sommaires, très proches du reportage journalistique. J’ai lu Jean Barois en 1964 (en fait foi la note datée qui figure à la dernière page de mon exemplaire) ; je n’ai pas rouvert ce roman, volontairement, au moment de la rédaction des Les Jardins d’mon père, afin de préserver intacte l’imprégnation profonde que le texte de Martin du Gard m’avait laissée.


En préambule de votre roman Le Cœur à la renverse, vous écrivez que les adolescents d’aujourd’hui n’ont pas conscience de leur histoire commune, de la chance qu’ils ont d’exister après les nombreux malheurs qui se sont succédés (guerres, famines, intempéries...). Etre auteur de romans historiques, c’est donc avant tout être un passeur de mémoire ?
J’aurais tant voulu que Le Cœur à la renverse (qui a eu du succès, c’est vrai, mais tellement éphémère que j’en reste pantois, puisque Le Seuil l’a retiré du catalogue dès l’épuisement du stock initial, moins d’un an après l’édition primitive), j’aurais tant voulu que cette histoire soit prétexte à de plus nombreuses rencontres avec les collégiens, en tant que support au passage du relais historique. Mais les acteurs financiers, qui régentent aujourd’hui l’édition jeunesse au détriment des acteurs éditoriaux, en ont décidé autrement. Le passeur de mémoire baisse la tête... L’auteur de romans historiques destinés à la jeunesse, que j’espère être, ne se fait pas d’illusion : le genre n’est plus guère prisé ; du moins sous la forme que j’ai choisie, qui n’est pas forcément la bonne.
Pour preuve, quelques mots du refus poli que je viens de recevoir de la part de Rageot, sous la signature de Caroline Westberg, grande professionnelle de littérature jeunesse... et directrice éditoriale soucieuse de rentabilité... au sujet de deux manuscrits :
Le premier traite de la période 1847/1848, de Nantes à Paris :
« Pour ce qui est de La mémoire à reculons, votre narration assez documentaire et descriptive (c’est moi qui souligne) ne correspond pas à ce que nous publions pour l’instant en Rageot Romans. »
On retrouve là le motif férocement dénoncé par Christian Grenier dans les notes de lecture des éditeurs d’aujourd’hui : « votre style est trop littéraire... »
Ce n’est pas nouveau ! Le soin apporté à la longue recherche documentaire, au minutieux emploi de la langue de l’époque, à l’attention portée aux mœurs, aux manières de vivre de la période choisie, le souci du mot juste, de la tournure convenable, tout cela ne vaut rien, n’est même pas cité ou remarqué.
Caroline Westberg poursuit, à propos du second manuscrit relatant la Libération de 1944, vue de province en 1990 (histoire tragique et vécue) : « Concernant Tu mourras toute ma vie, nous n’avons pas été convaincus par les différents temps du récit et par les personnages qui nous semblent tous tournés vers le passé, y compris Mathilde, dont le point de vue ne nous a pas frappé comme étant celui d’une adolescente des années 90 - 2000. »
Alors ? Être passeur de mémoire dans ces conditions ? Une gageure, sans doute, et combien décourageante. Mais qui m’inspire la courte analyse qui suit :
Lorsque je rencontre des élèves — le plus souvent des collégiens —, je suis frappé par la profonde différence de comportement, de sensibilité, de réaction, entre ceux des grandes mégapoles (Région parisienne en particulier) et ceux de nos provinces. Et c’est la province qui a raison, à n’en pas douter. Le jugement de Caroline Westberg sur Mathilde (qui a seize ans dans le roman) est celui d’une éditrice parisienne de 2011 se référant à des lectrices adolescentes parisiennes de 2011 ; son verdict n’est nullement conscient du fossé qui existe entre celles-ci, vivant en ville sous Sarkozy, et Mathilde, qui vit au centre de la France, 20 ans plus tôt sous Mitterand, au cœur d’une commune qui pleure encore les 67 victimes des nazis, le 9 juin 44 !
Il faut voir aussi, entre tant d’autres, avec quel sublime recueillement les habitants de Dun-les-Places, dans le Morvan (350 habitants), célèbrent chaque année le massacre de 27 des leurs à la même époque, au travers de leurs cérémonies annuelles, témoignages filmés, enregistrements, inlassablement présentés aux générations montantes. Voilà d’authentiques passeurs de mémoire !
Il y a belle lurette que je ne crois plus à la sincérité de ceux qui clament : « Plus jamais ça ! » au cours de cérémonies officielles sans âme et sans larmes auxquelles nous convient des politiciens soucieux de leur électorat. Á contrario, vive les femmes et les hommes qui se rassemblent en silence au plateau des Glières pour penser et espérer ensemble et rien d’autre.


Le Mal en patience est un roman paru initialement en 1999 aux éditions Syros jeunesse, puis réédité par Gulf Stream en 2009. C’est aussi et surtout un texte co-écrit avec Christian Grenier. Ce livre a assurément une histoire toute particulière... Pouvez-vous nous la raconter ?
Le Mal en patience a failli ne jamais paraître. Il a été écrit en temps réel, au dates exactes des lettres échangées par Patrick et Romain. Mais le tragique du récit n’était pas compensé par une accroche suffisante vers les adolescents : les éditeurs nous refusèrent ce texte trop dur.
Déçus, amers, on laissa tomber. Jusqu’au jour où je pris le mors au dents, en proposant à Christian, qui accepta aussitôt, d’introduire le personnage de Mariana. Par sa lecture sensible de la correspondance des deux jeunes gens, l’adolescente apporte le regard naïf et admirateur d’une fille qui découvre, par le trou de la serrure, la vie intime de ses sauveurs : elle est émouvante, Mariana, et Françoise Mateu, alors chez Syros, fut immédiatement séduite. Nous n’avons pas voulu faire dans le pathos, mais dans le vrai de l’urgence impitoyable de la guerre ; on n’a pas le temps, ou presque pas le temps de gémir, dans la guerre ; un jour chasse l’autre, je le sais. Le sang sèche vite, a dit de Gaulle, fécond en fines trouvailles.
Le Mal en patience reste un plaidoyer désespéré contre tous les conflits armés. Constat : il n’y a, apparemment, que lorsque je le présente sous cet angle et de vive voix aux adolescents que j’ai quelque chance d’en toucher certains. La guerre, pour eux, est une image d’Épinal, une séquence de JT du soir, entre la pub pour les raviolis Truc et la crème Machin contre les rides, des images tellement dégraissées de toute émotion qu’elles en deviennent aussi banales qu’un match de foot... Et moi, ça me désespère, des trucs comme ça ! Il faut l’avoir traversée, la guerre, pour comprendre le maléfique pouvoir des armes (Une si petite flamme... pourrait vous en convaincre). Aussi, quand je rencontre en classe des ados qui s’habillent en tenue para de camouflage, j’ai froid dans le dos... parce que je sais que j’ai perdu la partie. La “mode” des morts sans nom et sans nombre a gagné le temps et l’espace.
Un scoop, toutefois, sur Le Mal en patience : c’est mon cancer et son combat (victorieux) que je raconte par la plume de Germain ; mais le malheureux pianiste n’a pas eu ma chance, puisqu’il meurt à Sarajevo...


En 1975, vous avez co-fondé avec d’autres auteurs la Charte des auteurs et des illustrateurs jeunesse. Trente six plus tard, quel regard avez-vous sur cette association ?
La Charte des auteurs jeunesse est née en 1975, sous l’impulsion de Christian Grenier. Nous étions une poignée... On fit écrire un flamboyant manifeste par Jean-Louis Fraysse (la moitié cryptée de Michel Grimaud, qui vient de mourir tragiquement il y a quelques semaines). Nous étions gonflés : d’espérances, de convictions sur le rôle majeur de notre statut d’auteur jeunesse, sur l’impérieuse nécessité de défendre une littérature de qualité, de la hisser au niveau de la littérature vieillesse, reconnue comme majeure, elle ! Le temps passa : neuf ans plus tard, en 1984, la bande de copains convaincus décida de se fondre en association, avec statuts, président, bureau, cotisations, tarifs d’interventions en milieu scolaire, assemblée générale (lesquelles se sont longtemps tenues dans la salle de séjour de l’une des nôtres...). Puis ce fut la Saga... tuée dans l’œuf par le grand éditeur qui n’y a pas cru (par charité je tais son nom). Au moment où apparurent les emplois-jeunes, je réussis sans difficulté à faire embaucher une secrétaire... On se structurait, pour le meilleur et pour le pire. Vinrent des enquêtes sur nous-mêmes, des marathons d’écriture çà et là en province, un second projet littéraire collectif... La Charte, c’est bien réel, influa beaucoup sur les rapports éditeurs/auteurs.
Puis vinrent les temps de vache maigre et de chômage qui générèrent un afflux spectaculaire de jeunes qui venaient chercher, dans la littérature jeunesse, un moyen de survivre. La courbe d’adhésions prit une allure exponentielle. Aujourd’hui, le nombre d’auteurs et d’illustrateurs jeunesse, chartistes, dépasse 1400...
Alors, on a oublié le manifeste vibrant de Jean-Louis, on en a honteusement écrit un autre, bien sage et propre sur lui, on a multiplié les contacts et les démarches auprès du milieu éditorial, on a... on a... on a, à mes yeux, transformé une Charte de défense de la littérature jeunesse de qualité, en une association proche d’un syndicat (ce n’est pas moi qui déplorerait la naissance d’un syndicat, évidemment, mais l’association n’était pas née pour ça), un pseudo-syndicat, donc, qui défend les littérateurs de jeunesse au détriment de la littérature de jeunesse. Les auteurs anciens sont oubliés, balayés, voire ignorés ; mais comme nous sommes assez sages pour admettre sans arrière pensée que La Charte ne nous appartient pas, on ne peut que regretter en coulisse son orientation corporatiste, et c’est tout. Restent les souvenirs...


Un dernier petit mot pour les lecteurs d’Histoire d’en Lire ?
Un dernier petit mot ? Je vous découvre, bien tardivement sans doute et par ma faute, par excès d’activités trop diversifiées, chronophages, ou par manque de curiosité (peut-être les deux). Et je me demande, avec toute la naïveté dont je me sais encore capable, pourquoi mes romans historiques sont à ce point ignorés chez vous ?
Quid des Lumières du matin sur la Commune de Paris ? Quid d’Une si petite flamme, sur la Seconde guerre mondiale ? Quid de Sous le calme du djebel, sur la guerre d’Algérie ?


Je vous remercie pour vos réponses et vous souhaite une bonne continuation.
Isabelle.

Á bientôt de vous lire encore.
Amitiés.
Robert Bigot. - Taverny, septembre 2011