Jacques Cassabois nous présente son dernier roman simplement intitulé Jeanne, paru le 18 août 2010. Un immense travail qui retrace le fabuleux destin de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle d'Orléans.
Bonjour Jacques Cassabois,
Vous qui connaissez si bien Jeanne, quel est son trait de caractère qui vous impressionne le plus ?
Pour ma part, c’est sa persévérance, quoiqu’il se passe. Elle ne baisse jamais les bras, malgré les obstacles qui se dressent devant elle : le fait qu’elle soit une femme, ceux qui ne prennent pas au sérieux ses « voix » ou refusent en tout cas d’en tenir compte, son procès et l’acharnement de l’évêque Pierre Cauchon pour la perdre.
Bonjour Isabelle Durand,
Votre question m’embarrasse un peu. Jeanne a tant de qualités qu’il m’est bien difficile d’en retenir une seule. Sa persévérance est évidente, oui. Son courage ne l’est pas moins, teinté de cette inconscience propre aux êtres éclatants qui ne s’écartent jamais de leur ligne de conduite et qui franchissent les limites allègrement, parce qu’ils ne les voient pas. Elle est une force verticale qui avance. Je ne dis pas qu’elle était à l’abri du doute, car elle l’a affronté, et durement, notamment dans son dernier combat, seule contre les soixante juges de son procès, seule contre la haine. Elle avait un sacré aplomb !
Et c’est peut-être sa plénitude morale qu’elle puisait dans sa foi qui m’impressionne le plus. Car, si elle a toujours dû se battre pour convaincre, toujours dû faire ses preuves, et à plus forte raison parce qu’elle était une femme comme vous le soulignez, conquérir le respect comme elle conquérait une bastille, elle a souvent été seule. Très peu d’amis véritables. Des compagnons plutôt, de combat, de circonstance, opportunistes qui rêvaient de gloire dans son sillage, et pas mal d’adversaires appliqués à la faire tomber. D’ailleurs, lorsqu’elle était captive, les bouillants capitaines ne se sont pas bousculés au portillon pour la délivrer. On évoque La Hire, mais comme une probabilité. En tout cas, leurs tentatives, à considérer qu’elles ont existé, n’ont, à ma connaissance, pas laissé de traces intangibles dans l’Histoire.
Quant aux politiques, je n’en parle même pas. Qu’elle soit sur la touche les arrangeait.
Entre sa capture et son exécution, un an s’est écoulé. Un an de solitude absolue, dans l’hostilité et l’ignominie. Pour affronter une telle solitude, il a vraiment fallu que Jeanne possède un sens du devoir et une vertu hors du commun.
Vous évoquez son procès. Il a été un parfait exemple de procès politique, instruit exclusivement à charge. Son issue ne faisait aucun doute dès le début de son organisation. Le 26 mai 1430, trois jours donc après sa capture, quand l’Inquisition la réclame par courrier à Philippe de Bourgogne, c’est avec l’intention de lui régler son compte. Quant aux Anglais, ils avaient annoncé de longue date qu’ils brûleraient la vachère, si elle tombait entre leurs mains.
Elle a dû comparaître seule, sans aucun conseil, car elle était « soupçonnée véhémentement de plusieurs crimes sentant l’hérésie ». Cela interdisait à un avocat de l’assister, car il aurait été à son tour suspecté d’hérésie et passible du bûcher.
Tout l’art de Pierre Cauchon, le collabo, qui espérait être récompensé de sa servilité en obtenant l’archevêché de Rouen (mauvaise pioche, les Anglais, comme à plaisir, lui ont donné l’évêché de Lisieux, ces perfides, bien moins richement doté), a consisté à faire en sorte que les débats truqués ne soient pas contestables du point de vue du droit, en s’entourant d’une cohorte de prélats à sa botte et en menaçant de mort ceux qui manifestaient des velléités d’indépendance.
Jeanne a résisté à cette infamie pendant cinq mois ! Elle n’a pas faibli quand on l’a menacée de la torture, elle n’a craqué à la toute fin, avant de se ressaisir, que parce que Cauchon, pour venir à bout de sa résistance qu’il recevait comme un affront, lui a tendu un piège immonde.
Sa capacité à demeurer fidèle à son engagement, dans cet enfer, me laisse vraiment sans voix. Elle en est sortie par le haut, par le sublime.
Jeanne déclare d’elle-même s’appeler « La Pucelle ». Car d’un point de vue de la religion catholique, cela signifiait qu’elle était bien une envoyée de Dieu et non pas une sorcière. Jusqu’au bout, ses détracteurs essaieront de prouver qu’elle n’est pas vierge mais en vain. A l’inverse, les foules l’acclament sur son passage, car les gens voient en elle leur délivrance. Qu’on soit croyant ou non, on ne peut nier cette aura ?
Non, on ne peut pas la nier. Elle était vraiment populaire et sa popularité était à l’image du fol espoir qu’elle avait levé dans le peuple, lequel était relayé par une attente qui venait du fond des âges. Une prophétie qui annonçait qu’une vierge des marches de Lorraine sauverait le royaume de France. Et cette prophétie, annoncée par... Merlin en personne, était prise très au sérieux.
Dès que Jeanne paraît, on l’identifie aussitôt comme étant la jeune fille (puella, la pucelle, par opposition à la femme mariée) espérée. Et Jeanne, qui s’affirme envoyée par Dieu, prend cette croyance à son compte pour fabriquer son nom de guerre : Jeanne la Pucelle. Pas n’importe quelle pucelle, mais la Pucelle attendue. C’est elle qui opère son changement d’identité. Le fait-elle par calcul ? Certainement pas. N’oublions pas que Jeanne est une fille de la campagne. Les rites chrétiens et païens y ont cohabité longtemps. Dans le Jura des années 50, lorsque j’étais enfant, les paysans, pendant la fête des Rogations, apportaient encore des semences à l’église pour que le prêtre les bénisse et protège leurs récoltes. Des réminiscences de vieux rites de fécondité, que toutes les sociétés polythéistes ont pratiqué. Alors, imaginez au XVè siècle ! Les rites païens étaient d’ailleurs tellement vigoureux que le clergé les utilisait pour leur substituer des rites raisonnés par la foi chrétienne : un ermitage à proximité d’une source des fées, un calvaire à l’emplacement d’un ancien bois sacré...
Quant à sa virginité, oui, Jeanne était vierge. Une certitude plus facile à établir que la divinité de sa mission. Cela a été fait à plusieurs reprises, y compris dans sa cellule à la prison de Rouen ; un examen mené par la duchesse de Bedford, Anne, (sœur de Philippe le Bon) pendant que son duc de mari, caché dans une pièce contiguë, matait la fouille à corps par une anfractuosité de la muraille !
Mais c’est bien parce que l’espoir qu’elle apportait n’est pas resté confiné dans l’attente que la popularité de Jeanne a explosé. Elle a été aussitôt confirmée et amplifiée par ses exploits. Pas d’erreur. Cette Pucelle était bien celle qui devait mettre fin à la guerre.
Pensez à l’enthousiasme qui fait gronder les meetings de nos politiques, hommes et femmes confondus, lorsque leurs discours caressent les citoyens dans le sens du poil.
Jeanne, contrairement à eux, tenait ses promesses. Une différence de taille !
Il est vrai qu’elle ne promettait pas pour se faire élire, puisqu’elle était déjà élue et son mandat prenait date avec l’éternité. Élue de Dieu ! Un mode d’élection moins sujet aux revirements tactiques que le suffrage universel, vous en conviendrez !
N’empêche ! Elle annonce qu’elle va délivrer Orléans assiégée, prête à tomber, et elle délivre Orléans. Elle annonce qu’elle va nettoyer la Loire occupée et elle fait le ménage en un temps record. Qu’elle va sacrer le roi à Reims et elle le conduit à demeure, en dépit des obstacles qui ne cessent de se dresser sur sa route ! Elle échoue devant Paris, m’objecterez-vous ? Évidemment, puisque ses adversaires qui conseillaient le roi ont tout fait pour saboter sa victoire !
Comment voulez-vous, avec un tel coefficient de réussite, que cette fille ne se fabrique pas des ennemis déterminés à lui faire la peau ?
Alors les gens l’adulaient, lui présentaient des enfants, des objets à bénir et elle protestait, renvoyait vers le Maître, dont elle se revendiquait l’humble servante. Allez empêcher les gens de croire en vous quand vous leur donnez des raisons à la pelle ! Allez les empêcher de vous aimer !
Superstition ? On a bonne mine aujourd’hui de juger des gens désespérés par la misère et la guerre, à six siècles de distance ! Mais c’est vrai, le révisionnisme historique est devenu très fashion pour nos brillants esprits qui ont inventé la poudre.
Cette adulation sera d’ailleurs utilisée contre elle, transformée en preuve qu’elle usait des sortilèges pour attirer les foules. Tout ce qu’elle fait de beau, de juste, et de sincère sera souillé, retourné, falsifié pour la perdre, par des théologiens vicieux, véritables supplétifs des forces d’occupation.
Dans le roman, vous n’abordez que très peu la famille de Jeanne. Elle quitte le foyer familial sans en informer ses parents, car elle sait que son père serait contre ce projet, s’il l’apprenait. Avez-vous eu connaissance à travers vos recherches du sentiment de sa famille quand elle a appris la mission de Jeanne et son épopée ?
En effet, je parle peu de sa famille, car son rôle n’a pas été déterminant dans la suite des événements, après le départ de Jeanne. Ses parents ne se sont pourtant pas désintéressés d’elle et on possède quelques témoignages à ce sujet.
Vous faites allusion à la désapprobation de son père. Elle est réelle. Il avait fait un rêve où il la voyait, comme une fervêtue, entraînant des hommes d’armes. Rêve prémonitoire qu’il redoutait et lui faisait dire, qu’il préférerait qu’on la noie (on noyait beaucoup au XVè siècle. On cousait dans un sac et hop ! à la baille. Vieilles traces d’ordalie, sans doute) plutôt que de subir une telle infamie. Je dis infamie au sens propre de contraire à la réputation (fama) qui établissait les rapports sociaux. Ce n’est pas inutile de rappeler ce fait : qu’une femme soit habillée en homme, et pire que cela, porte cuirasse et vive au milieu des guerriers était absolument contraire aux codes qui organisaient les relations entre les hommes et les femmes. Ce n’est pas anodin d’insister sur ce fait, car cette question de règle vestimentaire a justement été le prétexte utilisé plus tard par ses juges pour la condamner à mort.
Néanmoins, il semble que ce soit son père qui ait envoyé ses deux fils Pierre et Jean aux côtés de leur sœur pour veiller sur elle. Ils l’ont rejointe à Tours, mi-avril 1429, et sont vite devenus soldats, appartenant à sa petite maison militaire. Son frère Pierre a d’ailleurs été capturé avec elle à Compiègne.
On sait aussi que sa mère, Isabelle Romée, très pieuse, s’était rendue en pèlerinage au Puy-en-Velay, pour les fêtes du jubilé de Notre-Dame, le 25 mars de cette même année. (Les années jubilaires étaient celles où le Vendredi saint coïncidait avec le jour de la fête de l’Annonciation. Ces années-là étaient considérées comme des années à merveilles — cf Jeanne d’Arc, de Colette Beaune, p. 333 à 352,—merveilles que Jeanne a fait pleuvoir sur la France d’avril à juillet 1429).
Jeanne avait envoyé deux de ses fidèles (Jean de Metz et Bertrand de Poulengy) à ce pèlerinage, sinon au Puy-en-Velay, trop éloigné de Tours, du moins au Puy-Notre-Dame, un sanctuaire secondaire, proche de Chinon. C’est là, que sa mère aurait rencontré le frère augustin Jean Pasquerel et lui aurait demandé de devenir le confesseur de sa fille. On imagine la maman rassurée d’avoir travaillé à la protection spirituelle de sa fille.
Comment Jeanne savait-elle que sa mère était dans la région, pour y envoyer deux de ceux qui l’accompagnaient depuis Vaucouleurs ? Avait-elle un message à lui faire parvenir ? Espérait-elle la rencontrer ? On l’ignore. Cela se situait juste avant le départ du convoi de ravitaillement pour Orléans. Le début de l’épopée !
Sur la route de Reims, en juillet, Jeanne retrouvera des parents et des habitants de Domrémy, venus pour assister au sacre (c’était la coutume que les gens affluent du royaume), mais aussi, on s’en doute, pour venir voir la fille du pays dont tout le monde parlait. C’est à l’un d’eux elle qu’elle confiera ses craintes : « Je ne redoute rien, lui a-t-elle dit, si ce n’est la trahison ».
Dans cette période elle se montrait pressée par le temps. Elle ne cessait de répéter : « Je ne durerai guère plus d’un an ! »
Juste après le sacre, Jeanne sollicite du roi Charles VII des exemptions d’impôts pour sa paroisse natale de Domrémy-Greux. Elles sont accordées le 31 juillet.
On sait aussi que son père était mort lorsque Jeanne a été suppliciée et que sa mère s’est installée à Orléans en 1440 où elle est restée jusqu’à son décès le 28 novembre 1458.
Ecrire un roman historique, c’est bien sûr retranscrire et redonner vie à une période ou ici à un personnage ayant marqué son temps et l’Histoire. Souvent, les jeunes pensent que ces romans sont justement trop descriptifs, pas assez vivants. Un excellent roman historique est celui qui allie précisions et informations historiques et qualité littéraire. Jeanne fait incontestablement partie de ces romans. Est-ce que vous avez beaucoup travaillé votre style pour chercher à rendre le récit le plus vivant possible ?
Oui beaucoup. Comme à mon habitude depuis que j’écris. Je m’efforce de tendre vers la simplicité et la sobriété et je n’y parviens jamais spontanément. Je compense donc mon absence d’aisance naturelle par les heures à la table. Mais avec JEANNE, je dois vous avouer que je suis monté d’un cran, aussi bien dans l’organisation que dans la rigueur.
Dès que j’ai eu le feu vert de mon éditrice pour écrire un roman sur Jeanne, la nouvelle tonalité s’est imposée. Je la résumerai d’un mot : économie, qui s’est appliqué dès le départ, au choix de la collection qui accueillerait le livre. Le Livre de Poche Jeunesse. Pas Black moon. À cause du prix de vente.
En effet, si les ados sont prêts à dépenser 15 ou 16 euros pour acquérir un pavé mariné dans une sauce à l’hémoglobine, ils ne les dépenseront jamais pour un roman sur Jeanne d’Arc qui est le cadet de leurs désirs et qui de surcroît leur rappellera l’école. Donc, si nous voulions avoir des chances que mon livre soit acheté, il fallait commencer par le positionner, pour utiliser un terme de marketing, à la bonne place, en tirant son prix de vente vers le bas et ce, indépendamment de toute appréciation sur son contenu. Autrement dit, respecter l’évidente contrainte de la réalité du marché. On accepte le deal ou on le refuse !
Moi, il me plaisait infiniment. J’aime bien les conditions claires et strictes. Elles définissent le champ d’exercice de ma liberté et je n’avais pas du tout envie d’en discuter les termes. Au contraire, je les reprenais à mon compte sur le mode : « Quitte ou double, mon pote ! Est-ce que tu écris un nouveau bouquin qui ressemble aux précédents ou est-ce que tu t’aventures ? »
C’est moi qui ai posé la question suivante à Cécile Térouanne, pour continuer de cerner mes contraintes.
— Quelle longueur, le texte ?
Car la longueur qui détermine le nombre de pages du livre induit son prix de revient, donc son prix de vente. Nous voulions rester dans une gamme bon marché pour abaisser les obstacles à l’achat comme je l’ai dit et nous étions portés également par un évident souci de démocratisation du livre et de la culture. Souci dynamique. En action. Pas en blabla ! Autour de 5 euros pour être précis.
C’est ainsi que Cécile, après avoir évalué rapidement son budget de fabrication, m’a répondu en guettant ma réaction :
— Trois cent mille signes . Ça te va ?
— OK !
J’étais soulagé. J’avais craint que ce fût moins.
Ensuite, nous avons défini mes délais d’écriture, ce qui n’est jamais un problème (je mets les bouchées doubles avec des semaines de 80 heures et je suis toujours en avance), puis je suis rentré chez moi avec mon cahier des charges sous le bras pour me mettre au boulot.
Voilà en gros comment a débuté JEANNE.
Ensuite, la mer immense ! Le vent du large, la houle et les tempêtes, les hauts-fonds, les écueils ! Jeanne imprévisible et lumineuse !
Je me suis renseigné sur le personnage , impatient de faire mieux sa connaissance et d’emblée, j’ai été bien servi par le hasard. Le premier livre que j’ai acheté et qui allait devenir mon référent était le magnifique JEANNE D’ARC de Colette Beaune (Perrin, 2004), puis, un peu après, j’ai acheté le CHARLES VII de Philippe Erlanger (Gallimard, 1981).
Je ne détaillerai pas davantage ma documentation qui se trouve en annexe de mon livre, pour mieux rester dans votre question et vous parler d’écriture.
Assez rapidement, j’ai défini le plan du roman. La vie de Jeanne l’imposait : huit grandes parties, centrées sur les villes emblématiques de son itinéraire et développées en un nombre de chapitres qui me paraissaient nécessaires pour raconter les événements qui s’y sont déroulés. Un premier découpage à l’intuition, qui s’est affiné en cours d’écriture, mais qui n’a pas trop varié. Ce découpage m’était indispensable pour morceler le volume total des trois cent mille signes et l’apprivoiser.
J’ai ainsi défini 24 unités narratives (ce qui mettait chacune à 12500 signes), nombre que j’ai ensuite ramené à 20, pour me donner un peu d’air (15000 signes par chapitre, que j’ai aussitôt réduits à 13000 afin de pouvoir moduler). 20 fois 13000 égal 260000. Sur 300, cela me laissait un peu de marge, mais j’aimais autant me serrer la vis au départ, me doutant que mes repères allaient bouger et me réservant d’alterner, le cas échéant, des chapitres brefs avec d’autres plus développés.
Ce souci du calibrage m’a accompagné tout au long de mon travail, jusqu’à l’obsession. Il m’a aidé à faire les premiers choix, comme celui du temps du récit : le présent de l’indicatif qui s’est imposé immédiatement. Un temps vigoureux, coloré, abrupt parfois, qui vous pousse vers une scansion rapide, haletante. Les phrases longues sont difficiles avec lui. Il réclame de la précision, de la simplicité. J’aime beaucoup le présent. Je l’ai découvert en écrivant SINDBAD LE MARIN, puis utilisé pour LE PREMIER ROI DU MONDE, ANTIGONE, TRISTAN ET ISEUT, notamment. C’est le temps des pieds sur terre, du contact avec la réalité. Il est vert et acide. Les contre-jours des scènes d’amour écrites au présent sont lumineuses, les récits d’affrontement, décapants. Incomparable saveur du présent.
Ensuite, lorsque j’ai commencé à écrire, je me suis rendu compte que ce choix du présent était parfaitement en phase avec la personnalité de Jeanne, sa candeur, sa franchise, son culot. Que le feu roulant narratif qu’il m’imposait était absolument à l’unisson de la fulgurance avec laquelle elle a conduit sa mission.
Chaque fois que j’avais terminé un chapitre, je vérifiais que j’étais dans mon gabarit, combien de signes je gagnais ici, que je pouvais récupérer là, pour des scènes qui avaient besoin d’être plus développées. Je me référais également à ma feuille de route générale au moment où j’organisais le contenu des chapitres. Je définissais ce qu’il était indispensable de dire et que je devais impérativement détailler, ce qui était secondaire et pouvait être suggéré en une phrase, voire en une allusion de quelques mots, en ayant le calibrage présent à l’esprit. J’établissais des listes de ces situations où je ne pouvais m’attarder et j’essayais de les caser, dans la chronologie adéquate, d’une façon impressionniste, avec légèreté, comme des ponctuations.
Je me suis vite habitué à ce régime sec, un peu tendu, un peu frustrant, car il y avait évidemment des situations, parfois, où j’aurais aimé m’attarder. Mais au cours du travail, je me suis rendu compte que la contrainte éditoriale, qui générait ma contrainte d’écriture devenait le souffle même de mon travail, m’encourageait à une exigence de tenue, qui faisait écho à la droiture de la femme dont je racontais la vie.
Cécile Térouanne suivait ma progression, chapitre après chapitre et me ramenait dans les clous quand je m’en écartais. Ma femme aussi, première lectrice, dont les avis que je ne suivais pas toujours, étaient immédiatement confirmés par ceux de Cécile.
À Montreuil, fin novembre 2009, Charlotte Ruffault qui n’était pas dans le quotidien de mon travail, envisagea, après que je lui eus raconté où j’en étais (à peu près aux deux tiers du roman) de quitter le poche pour publier en hors collection. Ma réaction a été immédiate : non ! Je ne voulais pas changer notre fusil d’épaule. J’en avais discuté avec Cécile et nous étions d’accord là-dessus. Conçu dans le calibrage et les contraintes du poche, il fallait demeurer dans le poche, même si, je vous le concède, un livre broché est infiniment plus gratifiant pour un auteur.
Je n’avais pas envie de quitter cette sorte d’ascèse d’écriture à laquelle me contraignait Jeanne. Je me sentais plus proche d’elle. Et puis, quand vous avez l’habitude d’un certain maintien, même si vous n’avez plus envie de vous avachir, vous vous méfiez tout de même du confort. Quand on retrouve de la place, on risque d’avoir envie de s’étaler. C’est ainsi qu’on prend du gras. Or, je m’efforçais d’être affûté et je voulais le demeurer.
Quand j’ai eu terminé, j’arrivais à 310 000 signes. Comme Cécile m’avait accordé une rallonge de 15000 pour me tranquilliser, j’étais dans mon calibre.
Et c’est alors que nous avons relu, pour établir la copie définitive qui allait être passée au correcteur. Françoise, ma femme, a relu, j’ai relu (mais à ce point du travail, je ne valais plus grand chose), Cécile a relu, et Charlotte et Antoinette Rouverand, la directrice marketing. Toutes ont donné leurs avis, leurs indications et j’ai repris mon texte pour arbitrer, apprécier ce qui était effectivement inutile et ralentissait le récit, ce qui restait encore à clarifier, supprimant des phrases, reprenant entièrement certaines pages, restant ferme sur telles ou telles formulations.
Ce n’est pas le moment le plus agréable du travail, car vous êtes tellement immergé dans votre sujet, tellement habitué à la sonorité des phrases que vous avez lues et relues au moment où vous les écriviez, que votre oreille a du mal à se faire à de nouvelles sonorités et que vous avez tendance à ressentir les suppressions comme des arrachements.
Je vous rassure tout de suite (car j’ai entendu dire que le sujet revenait au premier rang des préoccupations de certains), jamais je n’ai pris cela pour cette fameuse censure qui exaspère tant les belles âmes. Non, jamais. Pour moi, c’était un toilettage de mon texte. Une chance supplémentaire, offerte par celles qui m’avaient lu avec attention, de transmettre avec plus d’efficacité cette vie incandescente de JEANNE à des jeunes du XXIè siècle. Et, même si, au cours de cette période, je me suis parfois trouvé découragé, au point d’avoir envie d’abandonner, j’ai remercié celles qui me donnaient cette chance.
(Par ailleurs, si vos lecteurs sont intéressés de savoir comment l’idée de ce roman m’est venue, ils trouveront la réponse à cette question, posée par une jeune blogueuse, sur mon site, ici.)
Questions de Miss Frizz'
Pour écrire ce roman Jeanne, outre les sources bibliographiques données à la fin de l’ouvrage, avez-vous lu d’autres fictions jeunesse se rapportant à Jeanne d’Arc ? Par exemple l’album Jeanne de Thierry Dedieu, la biographie romancée Jeanne d’Arc de Jean-Jacques Greif ou encore le roman Jeanne d’Arc de Michael Morpurgo.
Non aucune fiction. Ni en littérature pour la jeunesse, ni en littérature générale. Je refuse catégoriquement. Je n’ai pas davantage visionné les films de Dreyer, Delannoy, Rivette, ni non plus celui de Besson que j’avais vu à sa sortie alors que je ne connaissais rien de Jeanne et que je me suis bien gardé de revoir.
C’est une habitude érigée en principe. Autant je remonte aux sources, recherche les études des historiens, des érudits et leurs analyses, autant je fuis les interprétations de mes confrères. Je me protège, car je suis trop influençable, trop facile à déstabiliser. Dans la version d’un autre, je vois immédiatement les qualités qui mettent le travail hors de ma portée. À l’inverse, je ne vois chez moi que les défauts qui m’empêcheront d’aboutir le projet. Et puis quand j’ai lu la version d’un autre, je ne peux plus l’oublier et elle me gêne pour créer. Si j’essayais de passer outre, j’aurais l’impression de plagier.
Quand je commence un livre, je ne sais pas grand chose. Le chemin n’est pas tracé. Je l’invente à mesure que je progresse et souvent en aveugle.
Les gens ont souvent du mal à comprendre cela. La perception d’un livre n’est pas la même quand on est lecteur prêt à consommer ou auteur à l’attaque de sa paroi. Dans le premier cas, la table est servie. Dans le second, on n’a pas encore trouvé les ingrédients et on ne sait pas toujours où aller faire son marché.
Et puis, il y a une autre raison, toute rutilante des feux de l’orgueil. Je vous la donne parce qu’elle fait partie de mes outils de travail. Chaque livre est un défi et j’ai la prétention de croire que je vais réussir une version que personne n’a encore faite. Originale et personnelle, même si je sais bien que tout a été dit depuis longtemps et que nous nous bornons souvent à répéter. C’est un simple défi de créateur et ma prétention, toute provisoire, m’a permis d’aborder Gilgamesh que j’ai écrit deux fois, pour les adultes et pour les jeunes, Sindbad, Tristan et Iseut, Antigone et Jeanne.
Ensuite, quand le livre est achevé, la prétention disparaît et je redescends sur terre.
Tout auteur espère bien sûr que son livre trouvera son public. Qu’est-ce qui vous ferait le plus plaisir pour ce roman ? Remporter un prix littéraire jeunesse ? Savoir que des enseignants d’Histoire conseillent ce livre à leurs élèves ?
Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est qu’il soit lu, que les ados découvrent Jeanne, qu’elle les surprenne, qu’ils puissent l’admirer, s’en faire un modèle. Oui, un modèle. On a besoin de modèles pour se construire. Besoin de rêver en admirant le vol des grands oiseaux avant de s’élancer soi-même dans le vide. Je vous ai expliqué comment nous avons évité l’obstacle du prix de vente. Il y en aura sûrement d’autres. Depuis que j’ai terminé mon roman (cinq mois au moment où j’écris ces lignes) je n’ai pas arrêté de parler de Jeanne, d’écrire des textes sur elle, présents sur différents sites comme sur le mien, de répondre à des questions de lecteurs, jeunes ou adultes, qui ont lu des extraits sur Lecture Academy. Je prépare son arrivée.
Quand le livre sera sorti, tous les moyens seront bons évidemment pour le faire connaître. Les prix littéraires en sont un excellent, mais ce n’est pas moi qui décide. S’il se fait remarquer, les enseignants d’histoire auront peut-être envie de se l’approprier pour leurs élèves et c’est une belle destinée pour un livre d’entrer dans une école.
Après Jeanne d’Arc, y a-t-il un autre personnage historique que vous aimeriez avoir pour prochain sujet de roman ?
Oui, bien sûr. Et plus d’un. Mais je préfère ne pas en parler. Les projets n’ont d’intérêt que lorsqu’ils sont réalisés.
Un grand merci pour vos réponses et votre participation. Et je vous souhaite une pleine réussite avec la parution de Jeanne le 18 août.
Isabelle, Histoire d’en Lire.
Un signe correspond à toute frappe sur le clavier, que ce soit pour une lettre, un signe de ponctuation ou un espace. Une page de texte normalisée pour l’édition correspond à 60 signes par ligne, pour 25 lignes. Soit 1500 signes par feuillet.
Interview réalisée le 16 juin 2010.