L'interview de BERNARD-LENOIR Anne

BERNARD-LENOIR Anne

Bonjour Anne Bernard-Lenoir,
Bonjour Isabelle !

Auteure d’origine française, vous êtes installée au Québec depuis 1989. Pourquoi avez-vous choisi de démarrer une nouvelle vie là-bas ?
En 1986, à l’âge de 20 ans, j’ai voyagé seule à travers le Canada. Ce périple a en quelque sorte changé ma vision du monde. J’ai eu l’impression de découvrir des racines que je cherchais depuis que j’étais toute petite. C’est très bizarre.

Après être tombée en amour avec ce territoire, il me paraissait tout naturel de repartir pour le Québec en 1989, pour y poursuivre mes études en géographie urbaine, à l’Université de Montréal. Ensuite, la vie, mes emplois et mes travaux dans le domaine de la recherche, mes voyages, mes découvertes et mes rencontres ont fait que j’y ai jeté mon ancre… :)

Les territoires sont vastes et j’ai encore beaucoup à découvrir au Québec, au Canada, comme en France. Sans compter que je souhaite retourner aux endroits déjà parcourus. Autant dire que c’est infini…

En fait, je n’ai pas beaucoup changé depuis mon enfance. Mes intérêts pour l’exploration et cette certitude que je ne sais pas grand-chose sont restés les mêmes ! Le premier grand voyage de ma vie, je l’ai fait quand j’avais 13 ans. J’avais emmené ma mère en expédition pédestre en Normandie. Après quelques heures de trajet dans un train désert, nous avons débarqué au milieu de nulle part. Une carte de l’IGN en poche, endurant trois jours et trois nuits de pluie incessante, nous avons marché des kilomètres à la lisière des champs ou des forêts sombres, en attendant l’arrivée de bus improbables devant nous mener de village en village… Un voyage sans but, extraordinaire, de pure exploration ! :)


Largement diffusée et reconnue au Québec, essayez-vous maintenant de percer en France, votre terre natale ?
En fait, depuis mes premiers romans, j’essaie de faire connaître mon travail dans la francophonie. La fiction historique et les intrigues liées aux territoires et aux sciences ne bénéficient pas d’une large vitrine. Les faire connaître auprès des jeunes lecteurs âgés de 9 à 13 ans (mon public !) n’est pas évident. C’est pourquoi votre site Histoire d’en Lire est si unique et si important à mes yeux. Il permet aux auteurs qui comme moi se consacrent à ce genre littéraire de faire connaître leurs romans. Merci d’ouvrir cette fenêtre sur notre travail.

Pour la série enigmae.com, un vrai site internet a été mis en ligne pour reprendre la présentation de chaque roman, mais aussi proposer des énigmes, des concours. Qui s’occupe de le gérer ?
C’est moi. J’ai décidé du contenu et de la structure du site enigmae.com et mon éditeur La courte échelle m’a aidée à le mettre en ligne au début de l’année 2012. Je suis responsable de son contenu et de sa gestion. Je réponds aux courriels et aux commentaires du site ; je recherche ou bâtis de nouvelles énigmes ; je mets en ligne du contenu documentaire et plusieurs de mes photos en lien avec les intrigues des romans de cette série.

C’est aussi le cas de mon autre blog, que j’ai conçu pour la série Les aventures de Laura Berger (Blog Les Aventures de Laura Berger).


Est-ce que pour vous, ce type de livres permet de réconcilier les livres et les ordinateurs, alors qu’on sait pertinemment que les jeunes lecteurs délaissent la lecture au profit des écrans ?
Je le souhaite. Mais je souhaite avant tout que ce type de livres, et mes romans de la série enigmae.com en particulier, établissent des liens entre le jeune lecteur et l’univers de la recherche, la documentation, les vraies encyclopédies, les bibliothèques, la littérature plus spécialisée sur l’Histoire, les territoires, les sciences... J’aimerais beaucoup que mes romans piquent la curiosité, qu’ils donnent envie de voyager et de découvrir, de fouiner dans des archives, des atlas, des dictionnaires, de se bâtir un esprit critique... Que mes romans soient des ponts vers d’autres sources d’exploration et de découverte. Que celles-ci soient numériques ou sous format papier, qu’importe, du moment qu’elles soient valides.

La série Pacific Express a pour toile de fond l’histoire du chemin de fer Canadien Pacifique datant du XIXe siècle. Cette période est fondamentale dans l’histoire canadienne, nous qui la connaissons si peu voire pas du tout ?
Oui, c’est une période étonnante, que j’ai toujours voulu traitée (depuis mon premier voyage sur les lieux en 1986). Une vraie mine d’aventures ! Je peux aborder ou évoquer toutes sortes de thèmes à travers les enquêtes de cette série : les métiers, les enjeux et les défis techniques liés à la construction de 1881 à 1885 de la première voie ferrée transcanadienne, mais aussi, l’immigration chinoise au Canada, le racisme, la vie quotidienne dans l’Ouest, les dangers de la nature et les caractéristiques du territoire de l’époque, l’organisation sociale, la police à cheval du Nord-Ouest, les événements et les personnages qui ont marqué l’Histoire. C’est un travail passionnant ! Ce serait formidable de savoir que de jeunes lecteurs français s’intéressent aussi à cette période historique et décident d’embarquer dans les aventures de Pacific Express aux côtés de mon héros, Luke MacAllan !

Vous qui aimez tant la nature, avec Les aventures de Laura Berger, vous invitez le lecteur à parcourir les paysages majestueux du Québec et du Canada. Outre le succès que rencontrent vos livres au Québec, ce serait justement un dépaysement agréable pour les lecteurs français, non ? En littérature jeunesse, ce territoire est même complètement absent, du moins en ce qui concerne les auteurs français vivant en France.
Je suis bien d’accord avec vous… Et ce n’est pas seulement parce que je suis géographe ! :) Toutes les histoires se déploient sur un territoire, que celui-ci soit fictif ou non. Pour moi, c’est très important de s’intéresser aux paysages. Ils ne sont pas une juxtaposition plus en moins ennuyeuse de formes et de couleurs que l’auteur de roman d’aventure doit absolument décrire pour cadrer son roman… Justement, ce ne sont pas des « cadres ». Mais des contenus, des empreintes, des acteurs agissant et interagissant. Ils nous renseignent sur le peuplement humain et animal, sur l’Histoire, sur l’évolution des techniques, sur nos choix économiques et sociaux, sur nos guerres, etc. En explorant les territoires, on explore l’Histoire. Assurément.

Derrière les grandes étendues de forêts de l’Ouest canadien se cache un arbre ! :) Une histoire unique. Que l’on découvre en examinant des photos d’archives, en sillonnant le terrain, en consultant des données historiques, des journaux d’époque et des biographies, en lisant des articles écrits par des scientifiques ou des ingénieurs du XIXe siècle ou des chercheurs contemporains, en fouinant dans les musées…

L’Histoire traverse et irrigue les paysages, comme une source d’eau continue. Comme celle autour de laquelle je bâtis les aventures de Luke MacAllan dans ma série Pacific Express. Ou celle qui est au cœur de mon roman À la recherche du Lucy-Jane, de la série Les aventures de Laura Berger, qui se déroule aux Îles-de-la-Madeleine, territoire du Québec fortement marqué par l’histoire de la pêche et des naufrages. Ou l’histoire des terres des Badlands de l’Alberta, où se situe un des sites fossilifères les plus importants au monde, au cœur de mon roman Le tombeau des dinosaures. Car la paléontologie, c’est aussi notre Histoire. Ou le passé de l’île de Terre-Neuve et son peuplement au XIème siècle, lieu où se déploie l’intrigue de mon livre La nuit du Viking. Dans La piste du lynx, le lecteur parcourt le Québec en hiver, notamment la ville de Québec, la Gaspésie et la région de la Baie James. La piste du lynx est un bel exemple des liens serrés entre territoires et Histoire. J’y évoque la vie du lynx roux, les pratiques de braconnage, le commerce des produits de la faune aujourd’hui, et celui de la fourrure jadis en Nouvelle-France…

Tous mes romans de la série enigmae.com témoignent aussi de ce mariage entre Géographie et Histoire. Terres de quarantaine médicale au Canada dans les années 1830-1840, dans Le secret de l’anesthésiste. Villages isolés du Moyen-Âge soumis à la puissance de la rumeur publique, dans Le destin des sorciers. Antiquités grecques et trafic international d’œuvres d’art, dans L’Orteil de Paros. . Ruée vers l’or des années 1860 dans l’Ouest canadien, dans L’expédition Burgess. Rome antique, dans Le trésor d’Asinius.

Oui… Tout ça pour tenter de faire rêver les lecteurs et les inciter à préparer leur balluchon ! :)


La série Les Pensionnaires de La Patoche met en scène des personnages étonnants, pour des romans jeunesse ! Alors qu’on parle presque toujours d’identification du lecteur au personnage, ici, on en est loin, les personnages étant des résidents en maison de retraite ! Quels retours avez-vous sur ces livres de la part des enfants qui les lisent ?
Les enfants sont absolument enchantés, en fait. Et ils s’identifient beaucoup aux personnages, qui sont drôles, attachants, enjoués, curieux, dynamiques, parfois maladroits, comme eux !

Je trouve dommage qu’on puisse penser que les enfants ne peuvent pas s’identifier à des personnes âgées rigolotes, alors que le problème de l’identification ne semble pas se poser quand on leur propose des histoires dans lesquelles on fait parler des animaux, par exemple... Depuis des décennies, la littérature jeunesse veut nous faire croire qu’un enfant est plus proche d’une souris que d’une personne âgée, non ? :) Et ce n’est pas une caricature. Pour preuve, un éditeur a refusé de publier Les Pensionnaires de La Patoche si je ne remplaçais pas mes personnages âgés par des souris (jeunes) !

La souris têtue que je suis a refusé et attendu de trouver le parfait éditeur.

J’en profite d’ailleurs pour remercier de tout mon cœur Québec Amérique qui a partagé ma vision et immédiatement cru en ce projet.

Cette notion d’identification tend parfois à infantiliser les enfants. A mon avis, ce qui est important et permet au jeune lecteur de s’identifier aux personnages d’un roman, c’est avant tout la dynamique de ces héros et leurs caractéristiques susceptibles de créer un lien, un attachement.


Sauf pour Les Pensionnaires de La Patoche, vous ajoutez toujours une note à la fin de chaque roman pour préciser les aspects fictifs et réels des sujets que vous abordez. Est-ce une initiative de votre part ou est-ce que cela répond avant tout à une demande ?
Je suis heureuse que vous me parliez de cette note, car elle est cruciale à mes yeux. Non, personne ne m’a jamais demandé d’ajouter une telle note. Celle-ci m’est apparue nécessaire dès lors que mes intrigues se trouvaient à la croisée de la fiction et du documentaire. Comme c’est souvent le cas dans mes livres. Pour les raisons précédemment citées, je souhaite éviter toute confusion dans l’esprit du lecteur sur l’authenticité de certains territoires, événements ou personnages historiques ou scientifiques. Cette note a aussi pour objectif d’inciter à l’exploration des faits et territoires réels… Qui sait ? J’espère qu’un jour je pourrai ajouter une note de ce type à ma série Les Pensionnaires de La Patoche, précisant les localités où ce domaine aujourd’hui fictif et utopique se sera matérialisé ! :)

Quelques-uns de vos romans sont déjà disponibles en format numérique. Est-ce que tous les titres sont appelés prochainement à être vendus aussi sous ce format ? Que pensez-vous justement des e-books ?
Actuellement, dix-sept de mes romans sont parus et ils sont tous disponibles en e-books, en plus de l’être sous format papier. A mon avis, cela ne change pas grand-chose. Que les livres soient lus sous format numérique ou en version papier, l’important est qu’ils soient lus et que les histoires soient bonnes, qu’elles divertissent, qu’elles fassent rêver, réfléchir... Un livre numérique a le grand avantage de pouvoir voyager sans se soucier des frontières et de pouvoir être lu dans les régions plus isolées, où les jeunes ont difficilement accès à la littérature.

Ce qui me préoccupe davantage, ce sont les problèmes oculaires ou de sédentarité auxquels les jeunes vont être confrontés au cours de leur vie, à force d’interagir avec leur environnement par le biais quasi systématique des écrans…


Quelle est l’actualité de vos séries ? Lesquelles sont en cours et pour lesquelles d’autres tomes sont prévus ? Quelles sont celles qui sont terminées ?
Seule la série Les aventures de Laura Berger est actuellement terminée, bien que je n’exclus pas écrire un cinquième opus un jour… La parution d’autres tomes est prévue pour mes trois autres séries Pacific Express, enigmae.com et Les Pensionnaires de La Patoche.

Travaillez-vous actuellement sur de nouveaux projets, historiques ou non ? Si oui, pouvez-vous déjà nous en dire plus ?
Oui, je travaille sur d’autres projets à portée historique, toujours en littérature jeunesse. L’un met en scène un grand scientifique du XIXème siècle, l’autre, la musique du XVIIème. Mystères, mystères… Je ne vous en dirais pas plus ! :)

Un dernier petit mot pour les lecteurs d’Histoire d’en Lire ?
Je souhaite longue vie à Histoire d’en Lire, et à tous ses lecteurs, des bonheurs de lire abondants et variés !

Je vous remercie pour vos réponses et vous souhaite une bonne continuation. Isabelle
C’est moi qui vous remercie, Isabelle, pour votre intérêt et votre gentillesse. Anne BL

Interview réalisée le 24 mai 2013.