En février 1930, la Fédération française des anciens coloniaux a l'idée de réunir une centaine de Kanaks pour les exhiber à Paris, au Jardin d'Acclimatation, à l'occasion de la grande Exposition coloniale. Mais, cette fois, pas question d'un groupe destiné à montrer quelques vulgaires traditions. Les Kanaks seront présentés comme de vrais cannibales, un succès assuré auprès du public parisien !
Edou et des dizaines d'autres Kanaks embarquent depuis leur Nouvelle-Calédonie natale pour la métropole. Ils pensent voir Paris, découvrir ce monde qui doit être si éloigné du leur. Ils pourront raconter à leurs familles quand ils reviendront. Ce qu'ils ne savent pas encore, c'est qu'ils vont être parqués dans un enclos et contraints d'assumer des rôles qui ne sont pas les leurs.
Citations "— C’est notre chance, Georges. Profitons de ce manque pour faire venir une troupe !
— Mais pour quoi faire ? s’esclaffa Bartholomoy.
— Comment ça, pour quoi faire ? Pour les exposer, voyons ! Les Canaques ont toujours eu beaucoup de succès, tu sais bien.
Bartholomoy hocha la tête. Lui-même gardait un souvenir vivide de la dernière exhibition de Canaques, en 1889, alors qu’il avait huit ou neuf ans. Par la suite, il avait passé plusieurs semaines à « jouer aux Canaques » avec ses frères, et tous s’étaient beaucoup amusés à terrifier la femme de chambre, à grand renfort de grimaces et de hurlements.
— Nous offrirons un spectacle autrement plus passionnant que celui d’indigènes présentant benoîtement leur artisanat, poursuivit Seguin. Des Canaques ! Des Canaques assoiffés de sang !" p. 14-15
L'avis d'Histoire d'en lire
Avec Des sauvages et des hommes, Annelise Heurtier vient évoquer un sujet trop rarement abordé en littérature jeunesse : la colonisation française. Il est ici question du territoire de la Nouvelle-Calédonie, colonie française depuis 1853.
La politique coloniale française
L'intrigue se déroule en 1931 et trois pages en tout début de livre viennent rappeler des éléments clés.
A cette époque, l'expansion coloniale de la France est à son apogée, toute une politique est mise en œuvre pour "civiliser", christianiser, éduquer les peuples de ces territoires à la mode française. Mais en parallèle, La République française a organisé une grande Exposition coloniale à Paris pour valoriser tous ces territoires et montrer au public métropolitain et surtout parisien, les spécificités de chaque population, son artisanat, son habitat... Ce que la République gomme d'un côté, elle veut le montrer de l'autre, par goût de l'exotisme.
Annelise Heurtier focalise alors son roman sur un point particulier : l'exhibition de Kanaks en 1931, dans le cadre de l'Exposition coloniale, au Jardin d'Acclimatation de Paris, transformé en un véritable "zoo humain". Elle s'est appuyée sur des faits réels, les coupures de presse et documents officiels insérés en cours de livre sont véridiques.
Tout ce qui est décrit dans le roman s'est réellement déroulé et fait froid dans le dos.
Romancer ces faits permet de se sentir au plus proche des personnages, de passer de la colère à l'indignation. Le lecteur devient à son tour le témoin des événements, il a ce besoin et cette envie de voir, de savoir que quelque chose va être fait pour que les Kanaks sortent de cette situation inhumaine.
Volontairement, Annelise Heurtier a pris le temps de faire évoluer l'intrigue. Le lecteur est embarqué, il reçoit les informations, les descriptions de tout ce qu'il se passe, côté Kanaks, côté Fédération, côté famille Noblecourt. Dans la grande majorité, peu de personnes remettent en cause la pratique de ces zoos humains, et pourtant, tout doucement, l'autrice montre que des actions d'abord esseulées, peuvent porter leurs fruits, lorsqu'elles se regroupent.
Une rencontre déterminante
Le personnage de Victor Noblecourt n'apparaît qu'au 13ème chapitre. Sa famille aisée est typique de celles qui cherchent à faire des affaires à tout prix. Le jeune Victor est un garçon plutôt effacé, il intervient régulièrement mais pour des banalités. Il est un personnage sur lequel on passe rapidement, contrairement à Edou, le jeune Kanak, qui s'affirme de plus en plus face à l'impresario Pourrot.
Et contre toute attente, la rencontre entre Victor et Edou va faire basculer le destin des Kanaks.
J'ai beaucoup aimé ce roman, Annelise Heurtier aborde le sujet de manière très complète. On apprend beaucoup sur les mentalités de l'époque, la politique colonialiste de la France et d'autres pays voisins comme l'Allemagne.
L'historien Pascal Blanchard, spécialiste de l'Empire colonial français, apporte des perspectives complémentaires en fin de roman. Il développe le principe des "zoos humains" en France et dans toute l'Europe.
Un roman très instructif sur un sujet rare et un récit prenant et émouvant.