Bonjour Valentine Goby,
Vous êtes l’auteure des onze titres de la collection Français d’ailleurs aux éditions Autrement jeunesse, une collection dirigée par Jessie Magana. Créée en 2005, cette collection a pour thème central l’immigration en France, un sujet qui reste tabou. Ce projet a-t-il été difficile à mener ?
Tout projet ambitieux est difficile à mener ! Nous avons voulu réagir aux propos d’une grande violence tenus suite aux émeutes de Clichy sous Bois en 2005, après la mort de deux jeunes délinquants poursuivis par la police et réfugiés dans un transformateur électrique. Ces deux jeunes étaient issus de l’immigration, ce qui a déclenché une terrible vague de propos racistes à laquelle a répondu la colère des habitants des banlieues.
Pour nous auteure, illustrateurs, directrice de collection et éditeurs, il s’agissait de décloisonner la géographie et les mentalités, et de proposer, à travers l’art, une autre façon de saisir le réel. Notre pays est une terre d’immigration, cette diversité est l’essence même de son identité et la jeunesse le sait, le constate tous les jours dans les classes. Raconter l’histoire de cette immigration, sa signification, ses motifs, revenir aux origines pour mieux comprendre le présent, ses difficultés bien réelles mais aussi sa richesse et ses promesses pour l’avenir, c’était l’enjeu d’une collection comme Français d’ailleurs.
Le but était aussi d’affirmer la fiction comme auxiliaire de l’histoire. D’emblée, il ne s’est pas agi de construire une collection purement documentaire (qui existait pour les adultes chez Autrement) mais d’incarner des personnages dans des romans, qui mobilisent les jeunes lecteurs sur le plan émotionnel, favorisent l’identification et l’empathie. C’était un défi majeur. Tous les narrateurs des romans de la collection racontent l’histoire à la première personne, et ils ont l’âge du lecteur, soit 10 à 14 ans environ.
L’ensemble est complété par un cahier documentaire qui fait le lien entre la fiction et le réel, afin d’élargir la réflexion du lecteur. Cette maquette a été mûrement pensée afin d’atteindre cet objectif qu’est apprendre et réfléchir, mais à travers le plaisir d’une œuvre de fiction.
Pour écrire chacun de ces titres, vous vous êtes bien sûr appuyée sur une solide documentation écrite, photographique, cinématographique. Avez-vous également rencontré des personnes des différentes communautés ?
J’ai la chance de connaître des personnes qui ont fait ces grands voyages de l’immigration. J’ai vécu 2 ans au Vietnam où j’ai rencontré de nombreuses familles qui ont vécu l’arrachement des Boat People. Mon grand-père et mon arrière-grand-père ont vécu une belle partie de leur vie au Maroc où ils étaient soldats, et ont vécu l’arrivée en France des Marocains par la guerre. Ma belle-famille a connu la Retirada, l’immigration des Républicains espagnols après la victoire de Franco. Et j’ai passé mon enfance et une partie de ma vie adulte entourée d’immigrés d’Afrique du Nord et d’Afrique Noire.
J’ai aussi beaucoup lu de témoignages recueillis par des historiens, sociologues, anthropologues… on ne peut pas toujours rencontrer des témoins, moins faute de candidats que faute de temps. Une telle collection de 11 titres ne peut pas faire l’objet de recherches de même nature que mes romans adultes sur lesquels je passe 2 à 3 années.
Il n’empêche, la parole des témoins et acteurs, est essentielle pour faire le lien entre le réel et l’histoire, et surtout incarner des personnages de roman. Un historien ou une historienne spécialiste de l’immigration (et souvent lié au Musée de l’Immigration) confirme les hypothèses de scénario que j’élabore pour le roman après consultation de ces témoignages.
La collection « Français d’ailleurs » est un prolongement pour la jeunesse de la collection pour adultes « Français d’ailleurs, peuple d’ici ». Pensez-vous qu’il est plus facile de toucher les enfants sur ce sujet de l’immigration ?
Ce n’est pas une question de facilité. C’est une question d’enjeu de société. Il y a évidemment un engagement militant dans l’entreprise de cette collection, et le monde appartient aux jeunes générations. Elles ont par ailleurs une capacité d’empathie exceptionnelle, qui rend possible une maturation formidable des thèmes et des questions posées par ces romans. Ils comprennent aussi cette donnée essentielle : un adolescent est un adolescent avant d’être un Algérien ou un Italien. Ils entendent les péripéties du roman sans les enfermer dans une historicité réductrice (tous les enfants et adolescents se posent, quelles que soient leurs origines, la question de l’amour, de l’amitié, des relations aux parents, du sens de la vie…) et perçoivent donc, souvent mieux que les adultes, le terreau universel de toutes les histoires, l’espace commun.
Il n’existait avant « Français d’ailleurs » aucune collection sur le sujet de l’immigration pour les jeunes et adolescents. Il nous tenait à cœur qu’ils trouvent dans la littérature un point d’ancrage pour leur réflexion. Nous avions aussi en tête que les enseignants pourraient s’appuyer sur ces ouvrages pour la transmission, en histoire, en instruction civique et en français ; nous sommes très fiers que 3 de nos titres soient recommandées sur les listes de lectures Eduscol de l’Education nationale (Antonio ou la Résistance – de l’Espagne à la région toulousaine, Thiên An ou la grande traversée – du Vietnam à Paris XIII, Le cahier de Leïla – de l’Algérie à Billancourt.)
La fiction sous forme d’album n’est jamais évidente à faire passer auprès des pré-adolescents. Pour parler d’immigration, il est tout de suite apparu que cela passait aussi par des images ?
Les illustrations sont une écriture complémentaire essentielle à ces romans. Elles font le lien entre le présent et le passé (Anouche ou la fin de l’errance remonte au génocide arménien de 1915 par exemple !), l’immédiat et le lointain (quel adolescent connaît la Chine ? le Mali ? le Portugal ?). Elles sont un point de rencontre entre le réel et l’imagination, grâce aux techniques utilisées par les illustrateurs - peinture, aquarelle, crayonnés - qui ne forcent pas le regard mais l’ouvrent constamment à de nouveaux possibles, quand au contraire les cartes / photos / dates du cahier documentaire qui suivent le roman visent à rappeler le réel qui fonde la fiction.
Vous rencontrez beaucoup votre jeune public en France et à l’étranger autour de ces livres. L’accompagnement que vous apportez par votre présence est d’autant plus indispensable pour que ces lecteurs saisissent pleinement toute la portée de ces récits ?
Les élèves et les professeurs jugent tous émouvante la rencontre entre auteurs et jeunes lecteurs. C’est évidemment un moment privilégié pour évoquer et le fond, et la forme, surtout. Qu’est-ce qu’écrire ? La question se pose toujours, puisque le réel est ici si fort. Pourquoi écrire des romans ? Quelle est la spécificité de la démarche d’un romancier quand il saisit les mêmes sujets que le journaliste ou l’historien ? La présence d’un auteur permet d’évoquer ce qu’est la littérature, pas seulement le motif et le sujet de cette collection. Cela me semble fondamental. Car avant toute chose, les messages de ces livres seront portés si le lecteur prend plaisir à les lire, y perçoit une forme de beauté, et non une leçon de morale ou une annexe de manuel d’histoire.
En cette année 2015, la collection Français d’ailleurs a déjà 10 ans et pourtant, les éditions Autrement jeunesse cessent leurs parutions. Comment menez-vous votre combat actuellement, au côté de vos collègues auteurs, pour sauver ce catalogue et donc vos œuvres ?
C’est une question douloureuse. Autrement Jeunesse a cessé brutalement son activité suite à une décision du groupe Madrigall qui a beaucoup suscité d’incompréhension et de questions chez les auteurs de cette maison engagée, innovante, et si proche des auteurs, ainsi que chez les libraires qui nous estiment beaucoup. Nous avons décidé d’entreprendre une action collective, appuyée sur un groupe d’auteurs unis, et soutenue par La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, une organisation professionnelle reconnue par les auteurs et les éditeurs. Nous avons obtenu que des négociations se mettent en place pour chaque auteur et pour chaque titre, action qui est actuellement en cours.
Pour Français d’ailleurs, il nous a été proposé que Casterman reprenne les titres qui seront publiés en poche à l’avenir. A ce jour, les titres en poche publiés sous le label Autrement sont Leïla (Algérie), Thiên An (Vietnam), Lyuba (Roumanie), et Antonio (Espagne), ils restent disponibles, les autres titres existent en version album. Deux prochains poches sont à paraître au printemps sous label Casterman : Jacek (Pologne) et Adama (Mali). L’ensemble des titres disponibles sous label Autrement Jeunesse est commercialisé en librairie. La question des titres épuisés se posera certainement un jour. La parution de nouveaux titres n’est pas prévue à ce jour, mais rien n’interdit de penser, au vu de l’actualité et des nouvelles directives de l’Éducation nationale sur le « Vivre ensemble » mises en avant récemment, que l’éditeur Casterman, lié aux décisions du groupe Madrigall, jugera utile et stimulant d’envisager d’élargir les titres de la collection.
Cette collection a eu un beau succès d’estime, ce qui ne veut pas dire un succès commercial. Est-ce que vous allez tenter de toucher un plus large public avec cette reprise par Casterman ?
Plusieurs titres sont récemment parus en format poche. Cette décision vise à élargir le public de la collection : par le prix, d’abord, bien plus abordable, mais aussi par la forme, que les lecteurs de la tranche d’âge supérieure, les collégiens, préfèrent par rapport aux albums. Mais cette décision est indissociable d’un gros travail de communication mené auprès des prescripteurs : enseignants, bibliothécaires, documentalistes. Nous organiserons à la rentrée 2015 un rallye de lecture dans les collèges, car ces livres ne peuvent vivre que dans l’échange et nous mettrons à disposition des enseignants des pistes d’exploitation pédagogiques sur le site de Casterman.
Après cette passionnante expérience pour la collection Français d’ailleurs, envisagez-vous d’écrire d’autres fictions historiques jeunesse ?
J’en ai écrit avant déjà : Manuelo de la Plaine en Folio, qui raconte l’histoire d’un jeune immigré espagnol dans la Petite Espagne dans les années trente (Saint-Denis).
J’ai écrit d’autres romans pour la jeunesse avec un fond engagé, sans être nécessairement historique, chez Thierry Magnier et Actes Sud Junior.
D’autres projets sont en cours, certainement avec ma directrice de collection Jessie Magana. Mais en tant qu’auteure de littérature générale, je continue à explorer le lien entre fiction et histoire dans mes romans (le dernier, Kinderzimmer, est paru chez Actes Sud en 2013 et ressuscite la pouponnière du camp de Ravensbrück), et la nécessité pour l’art de se faire le complice des sciences sociales pour la transmission de la mémoire. Le roman a cette faculté extraordinaire de restituer l’immédiateté de l’histoire à travers des personnages, que tout travail de recherche fond dans des perspectives plus vastes et collectives.
Je vous remercie pour vos réponses écrites collégialement avec Jessie Magana et vous souhaite une bonne continuation. Longue vie à la collection Français d’ailleurs et aux ouvrages des éditions Autrement jeunesse !
Isabelle.
Interview réalisée le 27/02/2015.
Pour en savoir encore plus sur la collection Français d'ailleurs, je vous invite à lire l'interview très complète de Jessie Magana et Valentine Goby réalisée par la Librairie Les Sandales d'Empédocle.
Et pour mieux comprendre les événements autour de la fermeture des éditions Autrement jeunesse et le combat des auteurs pour la reprise de leurs œuvres, voici deux liens vers le site Les Histoires sans fin où les auteurs ont pu s'exprimer librement :
- Autrement jeunesse s'arrête, ses auteurs prennent la parole (25/11/2014)
- Autrement Jeunesse, les auteurs répondent à Charlotte Gallimard (28/11/2014).