L'interview de NESSMANN Philippe

NESSMANN Philippe

Bonjour Philippe Nessmann,
Bonjour Isabelle,

Vous êtes l’auteur des neuf romans de la collection Découvreurs du monde aux éditions Flammarion. L’Histoire, l’archéologie, les découvertes sont au cœur de cette collection de romans, unique en son genre. Pensez-vous justement que c’est ce qui fait son succès ?
L’idée de cette collection m’est venue lorsque je travaillais à Science & Vie Junior. Ayant une double formation d’ingénieur et d’historien de l’art, j’écrivais alors aussi bien des articles scientifiques qu’historiques. J’ai ainsi raconté le voyage de Vasco de Gama en Inde, la conquête du pôle Nord, la découverte de l’île de Pâques par Cook, ou encore la recherche des sources du Nil au XIXe siècle. Et chaque fois que j’écrivais un tel article, je me disais : « Quel dommage ! Voici une aventure extraordinaire, avec de vrais héros et de véritables exploits : je dois en faire huit pages, mais cette histoire mériterait de devenir un livre ! » J’ai proposé à Flammarion Jeunesse l’idée d’une collection de romans racontant les grandes découvertes, et c’est ainsi que sont nés les Découvreurs du Monde. L’originalité de la collection, et peut-être son succès, vient me semble-t-il du traitement journalistique du sujet. Je cherche à être au plus près de ce qui s’est passé – ou tout au moins de ce que les historiens croient qu’il s’est passé. Un cahier documentaire accompagne d’ailleurs le roman avec les cartes des régions explorées, des photographies, des illustrations d’époque… Le but est d’apporter un petit supplément de réalité au texte, de dire au lecteur : « L’histoire que vous avez lue est exceptionnelle, et en plus elle est authentique : voici les portraits des protagonistes, les lieux visités… »

Le succès est tel que les deux premiers titres ont été réédités en format poche, Au péril de nos vies devenu Vers les mers glacées du Pôle Nord et Sous le sable d’Egypte devenu Dans les pas de Toutankhamon. Des titres plus « parlants », de nouvelles couvertures, des textes légèrement corrigés, il va en être ainsi pour toute la collection ?
Les Découvreurs du Monde vont bientôt fêter leurs dix années d’existence. Il y a trois ans de cela, les éditions Flammarion ont souhaité donner un petit coup de jeune à la maquette du livre avec une illustration moins figée, un titre plus percutant, des rabats intérieurs… Les couvertures des livres sur Marco Polo et Pompéi ont été créées dans cette veine. Ensuite, lorsque À l’Assaut du ciel, la légende de l’Aéropostale a été épuisé, mon éditrice a souhaité l’inscrire dans la lignée des nouveaux titres. Une nouvelle illustration a donc été faite et le livre a été réédité sous le titre Les Exploits de l’Aéropostale. Il en a été de même pour la sortie en format poche (à petit prix mais sans le cahier documentaire) des titres sur le pôle Nord et sur la recherche de la tombe de Toutankhamon. Et, comme vous le faites remarquer, j’ai profité de ces rééditions pour relire et, parfois, corriger mon texte. Les connaissances historiques évoluent en effet sans cesse. Par exemple, lorsque j’ai écrit le livre sur Toutankhamon, en 2005, les chercheurs ignoraient de qui le jeune pharaon était l’enfant. Depuis, des analyses ADN ont démontré qu’il était le fils d’Akhenaton, mais pas de Néfertiti. J’ai donc remanié mon texte pour tenir compte de ces données nouvelles.

Dans la nuit de Pompéi est le dernier titre inédit paru en 2012. Vous avez déjà abordé de nombreux sujets. Mais cette collection est-elle encore ouverte à de nouveaux titres ? Si oui, quels événements pensez-vous aborder, quels découvreurs allez-vous mettre à l’honneur ?
Il reste encore, fort heureusement, de nombreuses découvertes à raconter ! Jusqu’à présent, en accord avec mon éditrice, j’ai toujours essayé de varier les thèmes abordés. Après le livre sur la conquête du pôle Nord, j’aurais pu raconter la conquête du pôle Sud. L’histoire est tout aussi passionnante, mais je pense que je me serais un peu ennuyé à rester dans un univers polaire ­– et le lecteur sans doute aussi. Du coup, d’un titre à l’autre, j’emmène les lecteurs dans des régions différentes, en Afrique Noire, sur les océans, au Far West, en Extrême-Orient, dans les Andes, et même sur la Lune. Et je les fais voyager dans l’Antiquité romaine, au Moyen Âge, ou au début du XXe siècle. Il me reste plein d’univers à explorer : les plus hauts sommets du globe avec les alpinistes, les régions boréales en compagnie des Vikings, les fonds sous-marins avec les pionniers de l’exploration sous-marine…

Contrairement à la plupart des romans jeunesse, vous n’optez jamais pour un narrateur adolescent, de l’âge du lecteur. Ce qui n’empêche nullement les jeunes de s’identifier aux aventuriers. Mais votre éditrice n’a-t-il pas eu une petite réticence à ce sujet ?
Au tout début, oui, mon éditrice m’a demandé s’il n’était pas possible de rajouter un jeune héros fictif, qui accompagnerait les explorateurs. J’y étais fermement opposé. En lisant les livres de cette collection, le lecteur doit pouvoir se dire : «  ce que je lis là est vrai ! » Mais s’il y a, parmi des personnages réels, un héros inventé, il existera un hiatus entre histoire et fiction. Le lecteur risque de mettre en doute des faits réels sous prétexte que le personnage inventé fait partie de l’action ou, à l’inverse, de prendre pour argent comptant des événements créés de toutes pièces afin de mettre en valeur le personnage fictif.

Au final, ces romans, extrêmement bien documentés et dont les narrateurs sont des personnages ayant réellement existé, sont plus des récits. Quelles sont vos sources d’information ?
Mon premier travail, lorsque j’entame un nouveau sujet, est effectivement de me documenter. Tous les explorateurs, ou presque, ont écrit ou dicté le récit de leurs exploits. C’est un moyen pour eux de se faire connaître et de gagner de l’argent pour financer le voyage suivant. Ces récits sont ma source d’information principale : je sais ce qu’ils ont vu et fait quasiment au jour le jour. Cela me permet aussi de découvrir leur façon de parler, leurs tournures de phrase, leur vocabulaire. Je m’en sers ensuite pour donner un ton d’authenticité à mon récit. Ma seconde source d’information, ce sont les travaux des historiens. Les explorateurs ont parfois tendance à enjoliver les faits, à les déformer, ou à en passer certains sous silence. C’est notamment le cas avec Marco Polo : dans Le Livre des Merveilles, il décrit de la même manière les villes qu’il a réellement visitées et celles dont il a seulement entendu parler, sans jamais préciser s’il y a été. Les historiens tentent de faire la part des choses.

La part fictive pure semble réduite au strict minimum. Quel est votre degré de liberté, en tant qu’auteur ?
Mon but est de donner envie au lecteur de lire la fin de la page, puis la fin du chapitre, puis la fin du livre. Mon travail est donc de modeler la matière première qu’est le fait historique pour le rendre agréable à lire. Tout d’abord, je dois choisir mon héros. Je privilégie souvent un personnage secondaire : dans le livre sur Magellan, c’est Pigafetta, l’écrivain de bord de l’expédition ; dans celui sur l’Aéropostale, il ne s’agit ni de Mermoz ni de Saint-Exupéry, mais de Guillaumet ; dans celui sur le pôle Nord, c’est Matthew Henson, l’assistant noir du chef d’expédition. Le choix d’un personnage secondaire présente plusieurs avantages. D’une part, un héros moins célèbre est moins intimidant qu’une « star » : j’ai moins de scrupules à le faire parler et le lecteur a peut-être plus de facilités à s’identifier à lui. Ensuite, un personnage secondaire n’est pas forcément dans le secret des dieux. Comme le lecteur, il découvre le but de l’expédition au fil du récit. Enfin, il peut se permettre d’avoir un regard critique sur le chef d’expédition, de décrire ses défauts. Mon deuxième pouvoir, en tant qu’auteur, est de passer rapidement sur certains épisodes ennuyeux et de m’attarder sur d’autres plus excitants. Enfin, je m’autorise à me mettre dans la peau des protagonistes, à imaginer ce qu’ils ont pu ressentir à tel ou tel moment, à créer des dialogues. Toutes ces petites choses font que mes livres ne sont pas des ouvrages d’historien, mais des romans historiques.

Et voici que vient d’être lancée en cette année 2014 une nouvelle collection sur le même modèle, Héroïnes de l’Histoire. Le premier titre rend un magnifique hommage à la résistante Lucie Aubrac. Vous êtes là aussi parti pour aborder toutes les périodes de l’Histoire en mettant, chaque fois, à l’honneur une femme ayant marqué son époque pour son combat, ses idées, sa personnalité ?
Oui. Depuis plusieurs années, mon éditrice souhaitait que je raconte les aventures d’une exploratrice. Comme vous l’avez remarqué, les héros des Découvreurs du Monde sont presque tous des hommes ! J’ai donc fait des recherches, trouvé quelques aventurières, mais aucune qui m’inspire suffisamment pour en faire un roman. Jusqu’au XXe siècle, les hommes n’ont pas vraiment laissé les femmes s’aventurer loin de leur foyer… Pourtant, depuis l’Antiquité, de nombreuses femmes ont marqué l’Histoire par leur courage, leur force ou leur intelligence. Citons Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Louise Michel, Marie Curie… Nous avons donc décidé, avec Flammarion, de leur consacrer une nouvelle collection. Les Héroïnes de l’Histoire sont construites sur le même modèle que les Découvreurs : même maquette, même cahier documentaire, même rigueur dans l’écriture. Les Découvreurs et les Héroïnes sont un peu les frères et sœurs d’une même famille.

Peut-on déjà connaître le prochain titre de cette collection ?
Il sera consacré à une jeune femme aujourd’hui complètement inconnue, mais qui a eu un destin hors du commun pendant la Première Guerre mondiale. Et puisqu’il n’existe aucune étude historique approfondie à son sujet, je suis moi-même parti à sa recherche. J’ai fait un travail d’historien, j’ai fouillé dans les archives, je me suis rendu là où elle avait été. Une aventure passionnante ! Et pour montrer au jeune lecteur en quoi consiste le travail d’historien, mon récit mettra en scène la vie de cette jeune femme et, en parallèle, la façon dont je l’ai découverte. Mais pour connaître l’identité de cette mystérieuse héroïne, il vous faudra attendre la parution du livre, vers août 2015.

A côté de tout ce travail d’écriture romanesque, continuez-vous de publier des articles pour des revues ?
Non, depuis une douzaine d’années, j’ai la chance de pouvoir vivre exclusivement de mon métier d’auteur pour la jeunesse.

Outre les romans historiques, vous écrivez également des documentaires scientifiques pour la jeunesse. Votre envie est de continuer à écrire pour ce public ? Vous ne souhaitez pas également vous lancer dans des ouvrages de vulgarisation scientifique ou historique pour adultes ?
Officiellement, je suis un auteur pour la jeunesse : mes éditeurs – Flammarion Jeunesse, Palette, Gallimard Jeunesse, Mango… – publient en effet des livres à destination de ce public et, lorsque j’écris, j’adapte le niveau de vocabulaire et de connaissances à ce public. Pourtant, je n’ai pas l’impression que mes ouvrages s’adressent exclusivement à la jeunesse. De même que les articles de Science et Vie Junior peuvent être lus par les parents des abonnés – ils en apprennent alors autant sur les sciences que leurs enfants –, il me semble qu’il n’y a pas de limite d’âge supérieure pour lire les Découvreurs du Monde et les Héroïnes de l’Histoire. Ce sont des histoires et des héros universels. Depuis quelques années, peut-être depuis Harry Potter, la frontière entre les publics – adolescents, jeunes adultes et adulte – tend d’ailleurs à s’estomper.

Concernant vos sources d'information et de documentation, vous n'utilisez pas du tout Internet ? Je sais que d'un auteur de romans historiques à l'autre, la réponse est très variable. Comme vous le dites, vous disposez déjà de sources très riches grâce aux écrits des explorateurs, ceux des historiens. J'imagine alors qu'Internet ne vous apporterait guère plus.
Concernant internet, c'est une source d'information extrêmement importante pour moi.
Pour les Découvreurs, cela me permet de découvrir les travaux d'historiens pas en bibliothèque ou épuisés, de lire des articles peu connus ou des ouvrages anciens (notamment sur Gallica).
Mais c'est surtout pour l'écriture des livres documentaires qu'internet m'est indispensable.
Il y a dix ans, j'ai écrit pour Palette trois ouvrages intitulés Toutes les réponses aux questions que vous ne vous êtes jamais posées (réédités depuis en un tome chez Marabout).
J'apportais des réponses historiques et scientifiques à des questions saugrenues. Exemple : "pourquoi l'écartement des rails de chemin de fer est-il de 1,435 m plutôt que 1,5 m ?"
Jamais je n'aurais pu écrire ces ouvrages foisonnants sans internet, ou alors j'y aurais passé des années...
Mais chaque fois que je vais sur internet, j'ai un vieux réflexe de journaliste et je me dis: qui a écrit ça ?, quelles sont ses sources?, et je fais des recoupements.


Un dernier petit message pour les lecteurs d’Histoire d’en Lire ?
Les romans historiques sont des invitations à voyager dans le temps et dans l’espace, à oublier la grisaille du traintrain quotidien. Alors bon voyage !

Je vous remercie pour vos réponses et vous souhaite une bonne continuation.
Et merci à vous et à Histoire d’en Lire de faire découvrir les romans historiques à un large public.

Isabelle.

Interview réalisée le 17 septembre 2014.